LE PORTRAIT DE MARIE
Vers la fin du seizième siècle s'ouvrit, entre une jeune mère abbesse et un illustre peintre, la correspondance qu'on va lire:
L'Abbesse au Peintre
À l'Abbaye de Sainte-Marie, le 15 août 1564.
Mon Frère,
Oui, c'est mon frère, qu'aujourd'hui je dois vous nommer; me voici placée à la tête d'un couvent. J'ai quitté le monde sans trop de regret; toutefois, je l'avoue, j'éprouve encore le besoin de m'entourer de quelques-unes de ces innocentes douceurs qui rendent la vie du cloître plus supportable. Je mets tous mes soins à mieux orner ma cellule, et l'objet qui me manque le plus est un portrait de ma douce patronne. Rien, après la créature vivante, ne tient mieux compagnie qu'un tableau, surtout de ces tableaux comme vous savez les faire. Je viens donc vous commander, au prix que bon vous semblera d'y mettre, un portrait aussi fidèle que possible de la très sainte Vierge. Vous l'entendez! je le veux fidèle, et non pas fait d'imagination. Prenez votre temps, fixez vous-même vos conditions; rien ne coûtera pour obtenir ce point essentiel à mes yeux; car il me semble que je prierai d'autant plus ardemment Marie, que je me la représenterai plus exactement ce qu'elle est aujoud'hui dans les cieux.
En attendant votre réponse, je reste votre soeur, humble et d'avance reconnaissante.
Maria de Saint-Roman.
Le peintre à l'Abbesse
Au cloître de l'Assomption, le 30 septembre 1564
Ma soeur,
Vous le voyez par la date de ma lettre, moi, comme vous, j'ai laissé le monde; mais non pas la peinture. C'est donc avec le plus vif plaisir que j'ai reçu, dans ma solitude, votre commande d'un portrait de Marie. Du moins, à cette heure, mes travaux auront un bu, et pour les faire durer plus longtemps, je veux faire ce tableau avec tous les soins dont je suis capable. Ce sera, comme vous le demandez, à la ressemblance que je donnerai surtout mon attention.
Pour l'obtenir, voici, je pense, la marche la plus sage; toutefois, j'attendrai votre avis là-dessus. D'abord, je ne veux copier aucun des portraits connus, pour lesquels, comme vous le savez, ont posé, non pas Marie elle-même, mais les plus belles femmes que les peintres aient pu trouver, et souvent, hélas! des femmes rien moins que semblables à la sainte Vierge! Je ne consulterai pas non plus les diverses légendes, les vies nombreuses de la Vierge, écrites à mille ans de l'époque où elle a vécu. Non, je dois remonter à la source et puiser dans la Sainte-Écriture elle-même les détails authentiques sur Marie, qui puissent guider fidèlement mon pinceau. Je vous promets de ne rien donner au hasard, de ne rien accorder à mon imagination, et d'étudier avec un soin minutieux le texte sacré, dussè-je y passer plusieurs années de ma vie!
Mais un petit obstacle se présente: je n'ai pas de Bible. J'en ai vainement cherché une dans la bibliothèque de notre couvent, et je vous écris aujourd'hui, persuadé que, plus heureuse, vous en trouverez une dans le vôtre à me faire passer.
Votre frère humble et respectueux,
Joseph de Saint-Pierre.
L'Abbesse au Peintre
À l'Abbaye de Sainte-Marie, le 1er janvier 1565
Mon Frère,
Votre plan m'a charmée, et je me suis mise aussitôt en quête du livre dont vous avez besoin. Notre couvent, pas plus que votre cloître, ne le possède; mais j'ai écrit à Rome pour en obtenir un exemplaire dans l'une des bibliothèques du Saint-Père; cette faveur m'a été accordée, et je vous envoie le saint volume avec cette lettre.
Maintenant, travaillez avec courage. Pendant ce temps, je prierai Marie pour qu'elle daigne diriger vos pinceaux et j'espère qu'un jour vous pourrez m'envoyer une oeuvre dont je serai aussi heureuse que vous pourrez en être glorieux. Je le répète, prenez votre temps, et ne m'envoyez le portrait que lorsqu'il sera parfait de ressemblance.
Votre soeur, etc..
Maria de Saint-Roman.
Un an s'écoule, et la correspondance recommence comme suit:
Le Peintre à l'Abbesse
Au cloître de l'Assomption, le 4 janvier 1566
Ma soeur,
Voici enfin l'oeuvre achevée! oeuvre fidèle et consciencieuse s'il en fut jamais. Mais il ne suffit pas de l'affirmer, il me faut vous le prouver encore; car le portrait que je vous envoie est tel que vous pourriez douter de la ressemblance, si je ne vous exposais pas au long les autorités sur lesquelles repose ma prétention d'avoir fait le portrait le plus fidèle qui ait jamais existé de la bienheureuse Marie, telle qu'elle est aujourd'hui dans les cieux. J'entre donc en matière.
Un des points les plus importants à connaître pour se représenter une figure, c'est l'âge du modèle. C'est donc sur l'âge de Marie qu'à l'arrivée de votre Bible je dirigeai mes premières recherches. J'ouvris l'Évangile selon saint Luc, et dès la première page, je remarquai qu'Élisabeth, qui ne conçut que six mois avant Marie, était alors fort avancée en âge, ce qui me fit d'abord soupçonner que Marie, sa cousine, ne pouvait pas être très jeune à l'époque où la fille de son oncle et de sa tante était très vieille. Mais, toutefois, je ne voulus pas attacher trop d'importance à cette induction, car enfin Élisabeth et Marie pouvaient être les enfants de deux frères ou de deux soeurs d'âges assez différents. Je notai seulement ce point, que la cousine de Marie était très vieille six mois avant que la sainte Vierge eût encore reçu la visite de l'ange Gabriel.
La seconde circonstance qui me vint en aide pour fixer l'âge de Marie, c'est qu'elle était déjà fiancée quand elle conçut miraculeusement. Ceci me fit supposer qu'elle était en âge d'être mariée. Ce point de départ est important à fixer; nous ne risquons pas de nous tromper de beaucoup en supposant Marie alors agée de vingt ans, surtout si nous nous rappelons qu'elle était cousine de la respectable Élisabeth. Partant de là, comptons:
Marie fut fiancée à vingt ans. Après ses fiançailles, Joseph s'aperçut de sa grossesse: donc; quand elle mit son fils au monde, Marie devait avoir environ vingt ans et demi.
Du chapitre premier de saint Luc, je passe au chapitre second, et je vois que Marie vit encore, puisqu'elle oublie l'enfant Jésus dans le temple de Jérusalem; je vois de plus, au verset 42, qu'alors Jésus avait douze ans. Je conclus donc qu'à cette époque Marie avait trente-deux ans et demi.
Du chapitre second je passe au chapitre troisième, et là j'apprends que Jésus fut baptisé par Jean, et commença son saint ministère à l'âge de trente ans. Or, Marie vivait alors, puisque, comme vous le savez et comme nous le verrons plus tard, elle survécut à Jésus sur la terre. Je tirai donc encore cette conclusion bien claire et bien simple: c'est que si la mère avait vingt ans et demi à la naissance de son fils, quand Jésus eut atteint l'âge de trente ans, Marie était parvenue à celui de cinquante ans et six mois.
Maintenant, combien de temps dura le ministère de Jésus-Christ? C'est ce qu'il m'a été facile de calculer, en cherchant, du commencement à la fin d'un même Évangile, combien de fois différentes, pendant ce ministère, Jésus monte célébrer à Jérusalem la fête de Pâques.
Ainsi, dans l'Évangile selon saint Jean et au Chapitre 11, verset 12, je vois que Jésus descent à Capharnaüm, parce que la fête de Pâques était proche.
Au chapitre V revient encore une fête qui doit être la Pâque, car saint Luc, au chapitre VI, place les événements ici rappelés à cette époque.
Au chapitre VI, verset 4, se trouve une troisième Pâque.
Enfin, au chapitre XIII, vient la quatrième et dernière Paque à laquelle Jésus mourut.
Ces quatre Pâques, renfermées dans le ministère de Jésus-Christ, ne permettent pas de supposer qu'il ait duré moins de trois ans ni plus de quatre. Je prends la moyenne et j'admets trois ans et demi. Or, si Marie avait cinquante ans et demi lorsque Jésus commença à prêcher et que le ministère de Jésus ait duré trois années et demie, Marie avait donc, lorsqu'elle était au pied de la croix du Sauveur, juste cinquante-quatre ans.
Ici l'Évangile finit, mais les Actes des Apôtres commencent, et j'y retrouve Marie en prière avec les disciples. D'un autre côté, j'ai remarqué que, d'après l'ordre de Jésus, l'apôtre Jean avait dû recueillir Marie dans sa demeure. Combien de temps y resta-t-elle? C'est ce que la Sainte Écriture ne dit nulle part, car il n'y est plus parlé d'elle en aucune manière. Marie vécut-elle encore un, deux, trois, dix, vingt ans? Je ne sais: si je voulais suivre la tradition de l'Église, il me faudrait supposer qu'elle vécut longtemps à Éphèse, où saint Jean fut évêque; mais comme je désire ne pas vieillir Marie sans une impérieuse nécessité, je préfère, dans le silence de la Sainte Écriture, supposer qu'elle ne demeurera plus dans ce bas monde que cinq ou six ans, ce qui lui donne juste soixante ans. C'est à cet âge que Marie a dû monter au ciel. Mais avant de l'y suivre, étudions encore quelques circonstances qui peuvent nous venir en aide pour nous représenter plus exactement son visage.
Si l'âge d'une femme est bon à connaître pour aider le peintre à se faire une idée de sa figure, il est une autre circonstance qui ne lui vient pas moins en aide, c'est de savoir si cette femme a eu des enfants, et combien? Jamais je n'eusse songé à me faire cette question au sujet de Marie, si certains passages, qui me sont tombés sous les yeux en parcourant l'Évangile, n'étaient venus éveiller mes soupçons.
Le premier indice que je découvris à ce sujet, est au dernier verset du premier chapitre de saint Matthieu. Je vis là que Jésus était le fils «premier-né» de Marie, et que Joseph ne vécut pas avec elle, comme son époux, "jusqu'à" la naissance de Jésus. Les deux mots que je souligne ici me parurent significatifs. Mais encore, cette foi, je ne voulus pas me hâter de tirer ma conclusion, et j'aimai mieux croire jusqu'à preuve plus évidente encore du contraire, que Marie n'avait pas eu d'autres enfants que Jésus.
Telle était ma disposition d'esprit après avoir lu le premier chapitre de saint Matthieu, et j'espérais bien que rien, en avançant dans ma lecture, ne m'obligerait à en sortir.
Parvenu au chapitre XII, je rencontrai ces mots, que je lus presque avec terreur: «Comme Jésus parlait au peuple, sa mère "et ses frères, qui étaient dehors," demandèrent à lui parler.»
Ses frères! m'écriai-je; si Jésus a eu des frères, Marie a donc eu plusieurs enfants? Non, non; il ne faut pas qu'il en soit ainsi! Sans doute, le mot frère signifie cousin; passons, passons, et Dieu veuille que d'autres difficultés ne viennent pas encore ébranler ma sainte foi.
Je poursuivis, et je trouvai aussitôt les lignes que voici: «Et quelqu'un dit à Jésus: Voilà, votre mère et vos frères sont dehors, qui demandent à vous parler. Mais Jésus répondit à celui qui avait dit cela: Qui est ma mère et qui sont mes frères? Et étendant sa main sur ses disciples, il dit: Voilà ma mère et mes frères, car quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux Cieux, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère!»
Cette fin de l'histoire ne fit qu'ajouter à mon embarras. Car enfin, me dis-je, si le mot frère signifie cousin dans la première ligne, il doit encore signifier cousin dans la seconde, et alors Jésus aurait adressé sérieusement à la foule cette phrase burlesque: Celui qui fait la volonté de mon Père, qui est aux Cieux, celui-là est mon cousin et ma cousine! Cette supposition est ridicule, absurde, impossible! Ce serait revêtir d'une forme grotesque cette pensée, si touchante dans la noble expression du Sauveur, que nous sommes frères et soeurs de Jésus-Christ.
Vous le voyez, il faut ici choisir entre deux traductions et leurs conséquences; ou bien Marie était accompagnée de ses neveux; alors, c'est à des cousins que Jésus compare ses Apôtres, entourée de ses propres enfants, mais ainsi Marie perd son titre glorieux à une perpétuelle virginité. Pour moi, j'avoue que, s'il faut absolument choisir, j'aime mieux penser que Marie eut plusieurs enfants que de déshériter l'Église entière, les chrétiens de tous les siècles de la belle prérogative de frères et soeurs de Jésus-Christ.
Toutefois, on ne renonce pas aussi facilement à des idées reçues dès la plus tendre enfance, et nourries pendant une vie entière; bien que mon esprit fût convaincu, mon coeur n'était pas gagné. Je résistais encore intérieurement, et j'espérais presque un miracle qui me rendît ma première illusion.
Je tournai donc le feuillet et je lus le chapitre suivant. Le croiriez-vous? à ma grande surprise je vis aux versets 55 et 56 qu'il était parlé non seulement des frères, mais aussi des soeurs de Jésus! Le mot cousin pouvait bien encore à la rigueur être mis à la place du frère; car l'expression grecque (me dit une note de votre Bible) a les deux sens; mais hélas! le mot soeur ne pouvait absolument pas être pris dans le sens de cousine; car, d'après un moine de notre couvent que j'ai consulté, ces deux mots ne sont jamais pris l'un pour l'autre dans le texte original du Nouveau Testament. Vous pouvez donc vous-mêmes juger de la force de mon raisonnement, et cela sans connaître ni latin, ni grec, ni hébreu. Je me dis: il y a dans ce passage les mots grecs adelphos et adelpha or, adelpha dans l'Écriture signifiant toujours soeur et jamais cousine, n'est-il pas évident que adelphos ici signifie frère et non cousin? Au reste, une réflexion que suggère le bons sens tranche la question; pour faire signifier frère au mot adelphos , il suffit de le prendre dans son sens tout exceptionnel. Enfin, si ceux qui ont écrit la Bible avaient cru à la virginité perpétuelle de Marie, certes ils auraient bien évité l'équivoque.
Du moment que j'eus admis cette interprétation, mille autres détails vinrent à l'appui de ma nouvelle opinion. Ainsi, dans le passage que j'examine ici, les Nazatéens, étonnés que Jésus qui avait passé son enfance au milieu d'eux, fasse aujourd'hui des miracles, s'écrient: «Celui-ci n'était-il pas le fils du charpentier? sa mère ne s'appelle-t-elle pas Marie! ses frères ne se nomment-ils pas Jacques, Jose, Simon et Jude! et ses soeurs ne sont-elles pas parmi nous?»
Or, quand des voisins énumèrent les membres d'une famille, n'est-il pas naturel de penser qu'après avoir nommé le père et la mère, ils ajoutent plutôt les noms des frères et soeurs que ceux des cousins et des cousines?
Enfin, si Jésus est le seul enfant de Marie, pourquoi la Sainte Écriture ne le dit-elle pas? Elle dit bien, et même plusieurs fois, que Jésus est le Fils unique de Dieu et Fils premier-né de Marie.
D'après toutes ces considétations, il faut nécessairement reconnaître ceci: Marie, après avoir conçu par le Saint-Esprit, porté dans son sein virginal un corps exempt de souillure, et mis au monde le Fils unique de Dieu, avait accompli sa tâche surnaturelle, et dès lors elle dut rentrer dans le cours ordinaire da la nature; c'est-à-dire qu'elle fut en tout la chaste épouse de Joseph, son mari.
Maintenant donc, d'après ce chapitre XIII de saint Matthieu, Jésus avait à cette époque quatre frères et des soeurs. Ce pluriel du mot soeurs représente au moins le nombre deux. Je tire donc cette conclusion finale: Marie eut pour enfants:
Jésus, son premier-né,
Ses quatre frères,
Et ses deux soeurs.
En d'autres termes: Marie a été mère au moins de sept enfants. Vous comprenez, ma soeur, que j'ai dû tenir compte dans mon tableau de cette grave circonstance, pour amaigrir un peu ses traits déjà vieillis (1).
(1) Il paraît que ces quatre frères de Jésus en ont embarrassé d'autres que moi, car je trouve à la marge de la Bible que vous m'avez envoyée une note manuscrite qui, en rapprochant divers passages des Saintes Écritures, prouve (ou du moins cherche à prouver) que Jacques, Simon, Jude et Jose ici nommés, sont quatre fils d'Alphée ou de Cléopas et de Marie, soeur de la mère de Jésus, et que les trois premiers de ces quatre frères furent du nombre des douze apôtres de Jésus-Christ. Hélas! cette explication ne fait que déplacer la difficulté, ou plutôt elle en fait naître une nouvelle, d'où la maternité multiple de Marie ressort plus évidente que jamais. En effet, admettons que Jacques, Simon, Jude et Jose, nommés dans le passage que j'examine, soient quatre cousins de Jésus, dont trois sont en même temps ses apôtres, il en résulte que, quand au chapitre VIII de saint Luc, les Douze sont avec Jésus, trois de ses cousins faisant partie de ce nombre sont aussi avec lui; et, comme au même instant arrivent la mère et les frères de Jésus, ces frères, qui arrivent avec Marie, ne peuvent être les cousins qui sont déjà là avec le Sauveur. À ce compte, Jésus avait des cousins, mais il avait aussi des frères; ses cousins étaient apôtres et ses frères ne l'étaient pas; - ses cousins étaient avec lui, ses frères étaient avec Marie; - ses cousin sont là parmi les Douze, ses frères arrivent avec sa mère. Ainsi, frères et cousins se trouvent les uns à côté des autres, en même temps, dans le même lieu; il est donc impossible de les confondre.
Cette distinction entre les frères et les cousins du Sauveur est encore plus frappante, s'il est possible, dans le chapitre III de saint Marc, car c'est immédiatement après l'énumération des douze apôtres qui sont avec Jésus, que l'évangéliste place l'arrivée de la mère et des frères du Sauveur.
Enfin, une preuve de la dernière évidence que les douze apôtres sont bien distincts des frères de Jésus, c'est qu'au livre des Actes, chapitre premier, verset 14, après les noms des apôtres, viennent encore ces mots: «Tous ceux-ci... avec Marie, mère de Jésus, et AVEC ses frères»
Mais si l'âge avancé de soixante ans et la maternité sept fois renouvelée de Marie me venaient en aide pour lui donner les traits respectables d'une sainte et bonne mère, vieillie dans l'expérience de la vie, hélas! et dans les chagrins! puisque les souffrances et la mort de son fils premier-né durent transpercer son âme comme une épée; tout cela, cependant, ne me disait encore rien sur l'expression de son visage. Ses traits étaient-ils beaux et réguliers? ou bien n'étaient-ils rien de remarquable? La réponse à cette question me paraissait difficile à trouver. Je parcourus même le Nouveau Testament tout entier, sans y rien découvrir qui pût me mettre sur la trace d'une solution directe.
J'observai, toutefois, à chaque page, un dédain marqué pour tout ce qui tient à la forme. Ainsi Dieu veut que son divin Fils naisse dans une crèche, vive avec des péagers, meure sur une croix; partout dans l'Évangile la chair est abaissée et l'esprit relevé; partout, l'apparence est méprisée et la réalité requise; partout, le corps du chrétien est compté pour peu et son âme pour beaucoup. J'inclinai donc à penser qu'il devait en être ainsi du corps de Jésus-Christ, lorsqu'un passage de l'Ancien Testament vint confirmer mon opinion. Voici comment, à son chapitre LIII, Esaïe dépeint l'extérieur du Messie: «Il n'y a en lui ni beauté, ni éclat qui fasse qu'on le regarde; il n'y a rien en lui, à le voir, qui le fasse désirer; au contraire, nous avons détourné notre figure de lui».
Voilà ce que dit Esaïe, le prophète.
Ah ! sans doute, ma soeur, pour moi comme pour vous, Jésus est le Fils de Dieu, et Dieu lui-même; il est un modèle de sainteté, de beauté morale, de grandeur d'âme, de magnanime dévouement. Sans doute, Jésus est digne de toute notre adoration; mais remarquez que je ne parle ici que du corps matériel qu'il a pris dans le sein de Marie, pour vivre un moment au milieu de nous, dans l'humilité; tout en me prosternant devant Dieu, je puis donc reconnaître que son enveloppe mortelle n'avait «ni beauté, ni éclat, ni rien enfin qui fasse plaisir à voir.»
Si tel était Jésus, nous pouvons, pour les mêmes motifs et de plus, pour la ressemblance probable de mère à fils, supposer que telle aussi devait être Marie.
J'allais me placer devant ma toile et saisir mes pinceaux, lorsqu'une nouvelle idée me vint. C'est Marie, telle qu'elle est aujourd'hui, et non pas telle qu'elle fut dans son enfance, ou dans sa jeunesse que vous m'avez demandée, et vous avez raison; car ce n'est pas Marie à son mariage, mais Marie après son entrée dans le ciel qui maintenant intercède pour nous. Ici je n'avais plus rien dans la Sainte Écriture pour me guider. L'Église parle bien de l'Assomption de la Vierge; mais la Parole de Dieu n'en dit rien. Que faire? En bon catholique, se soumettre à l'Église. J'admis donc sans plus hésiter ce que cette bonne mère enseigne, c'est-à-dire que Marie, à la fin de sa vie terrestre (d'après notre calcul à soixante ans) fut enlevée au ciel, en corps et en âme, et placée près de son Fils. Ce fait une fois accepté, comment me représenter Marie arrivant dans le paradis? Évidemment, avec les traits qu'elle avait en quittant la terre, puisqu'elle n'est pas morte, et qu'elle est partie avec le même corps.
Quand aux vêtements dont j'ai couvert Marie, je me suis laissé guider, non par nos portraits de fantaisie où l'on nous la représente gracieusement vêtue d'une robe bleu tendre; je n'ai pas non plus donné à son vêtement ces plis ici serrés pour dessiner sa taille, là relâchés pour montrer ses épaules; non, mais je me suis conformé aux indications fournies par l'Apocalypse, où l'on voit dans le ciel de grandes multitudes de saints et de saintes enveloppés de longues robles blanches.
Voilà, ma soeur, mon portrait justifié. J'espère que vous en serez contente, car j'ai fait ce que j'avais promis: le portrait de Marie le plus ressemblant qui jamais ait été peint.
Votre frère dévoué et respectueux,
Joseph de Saint-Pierre.
P.S. - Je vous renvoie votre Bible afin que vous puissiez vous-même vérifier les citations qui justifient mon travail.
Un an s'écoula et l'abesse répond la lettre suivante, qui va clore cette correspondance.
à l'Abbaye de Sainte-Marie, le 16 février 1567.
Cher frère en Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ,
C'est dans le sentiment de la joie la plus vive et la plus pure que je vous écris.
Sans vous en douter, vous m'avez rendu le plus grand des services; ce n'est que justice que j'essaie de vous en rendre un semblable à mon tour. Vous avez cru m'envoyer un portrait inanimé: vous m'avez donné un être vivant; vous pensiez me faire connaître une femme médiatrice auprès de Jésus; vous m'avez révélé un Dieu Sauveur! Mais ceci a besoin d'explication. Je vais prendre la chose par le commencement.
Vous comprenez qu'à la réception de votre tableau et de votre lettre, mon premier regard a été pour le portrait. Cette vue m'épouvanta! je lus votre lettre, et, quoique avec peine, je me rendis à vos raisons. Enfin, je suspendis dans ma cellule le bienheureux portrait; oui, le bienheureux comme vous allez voir.
Plus je contemplais ces traits amaigris, cette figure vieillie, plus j'étais désenchantée, et plus ma vénération pour Marie s'affaiblissait. J'étais mécontente de moi, «car, après tout, me disais-je, c'est bien toujours le même être, et pour n'être ni jeune, ni belle, Marie n'en est pas moins puissante auprès de Dieu.» Vainement je me répétais ces beaux raisonnements, je sentais toujours diminuer et se perdre mes affections pour ma patronne, et enfin je m'avouai que jusqu'alors j'avais plus aimé dans la Vierge la figure de belle et jeune fille, ses formes gracieuses et pures, que le caractère moral et l'intercession auprès de Jésus-Christ. Cet aveu une fois fait, je voulus connaître par moi-même cette Marie que je respectais encore, mais que je ne priais plus qu'avec peine. J'ouvris la Bible que vous m'avez renvoyée. Là, comme en face du tableau, j'ai senti mes anciennes idées s'effacer les unes après les autres, et la jeune, douce et belle Vierge, intermédiaire entre Jésus et les hommes, la Reine du ciel enfin, se changer en humble servanter du Seigneur, heureuse parce qu'elle a été reçue en grâce, et qui, loin de pouvoir contribuer au salut des autres, a eu elle-même besoin d'être sauvée. Voici le passage qui m'a le plus vivement frappée: «Alors Marie dit : mon âme exalte le Seigneur... qui est mon Sauveur.» (Voyez Luc 1:47).
Si Dieu a été son Sauveur, me dis-je, Marie était donc jadis perdue? elle n'était donc pas sans péché? Mais je continue à citer ce fragment de l'Évangile:
«Car il a regardé la bassesse de sa servante.»
Vous le voyez, Marie parle de sa bassesse! Elle ajoute:
«Tous les âges me diront bienheureuse, car le Tout-Puissant m'a fait de grandes choses.»
Ainsi donc, si Marie a été relevée, c'est par Dieu et non par elle-même.
Mais écoutez encore ce que lui dit, au verset 30 du même chapitre, l'ange Gabriel: «Marie, tu as trouvé grâce devant Dieu.»
Or, vous comprenez que pour trouver grâce, il faut qu'on ait péché; vous sentez qu'il serait ridicule par exemple de dire que Dieu fait grâce à Jésus-Christ, et cela serait ridicule parce que Jésus-Christ est sans péché.
Toutefois, n'allez pas penser que ma grande joie vienne de la découverte faite que Marie n'était qu'une femme bénie et bienheureuse, comme toute femme grâciée et sauvée. Non, mais du moment que j'eus fait descendre cette idole du trône qu'elle occupait dans mon coeur, la place fut préparée pour celui qui aurait toujours dû la remplir. Oui, en cherchant à connaître Marie dans la Bible, j'ai appris à mieux apprécier Jésus-Christ, mon unique, mon bien-aimé Sauveur! et ce que je trouve en Lui, ce n'est pas ce que je cherchais jadis dans Marie; un corps charnel, pétri sous telle ou telle forme, mais une âme, mais un coeur, mais un amour que rien ici-bas ne saurait dignement exprimer. Ah! cher frère, quand j'ai vu le Fils de Dieu quitter le ciel pour venir habiter la terre, quand je l'ai suivi pas à pas, instruisant le peuple, guérissant les malades, visitant les pauvres dont il n'espérait rien, censurant les grands au risque de leur déplaire, et surtout quand j'ai entendu ce Sauveur me dire: «Vous qui êtes fatigués et chargés, venez à moi et je vous soulagerai; celui qui croit en moi ne mourra point; je donne ma vie pour mes brebis», et enfin quand, après l'avoir écouté, je l'ai vu monter sur une croix pour expier mes péchés, et s'écrier en mourant: «Mon Père, pardonne, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font», Oh! alors, j'ai senti mon coeur brûler en moi-même, l'émotion me gagner, mes yeux se remplir de larmes et je me suis écriée: Mon Seigneur et mon Dieu, je suis enfin sauvée!
Depuis lors, tout m'a paru nouveau; les mêmes vérités chrétiennes que jusque-là j'avais cru posséder, se sont présentées à mes yeux comme de belles images qui auraient reçu tout à coup le mouvement et la vie. L'Évangile, Christ, le Ciel, Dieu, étaient devenus pour moi des réalités. Je sentais dans mon coeur comme un hôte divin qui m'expliquait la parole de Dieu, qui me rendait facile le bien, jadis pour moi si pénible, et qui me dégoûtait du mal, pour moi jadis si doux. Enfin, je me trouve aujourd'hui comme transportée dans un nouveau monde, où les idées, les sentiments, tout est différent du monde d'autrefois, et ce monde nouveau m'est apparu du jour où j'ai véritablement senti que j'étais complètement et gratuitement sauvée par Jésus-Christ!
Et vous, cher frère, ne voudrez-vous pas aussi achever la route que vous avez à demi parcourue? Après avoir mis la Vierge à sa place, ne voudrez-vous pas mettre à sa place aussi notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ? Ah! croyez-moi, il n'y a de véritable paix, de véritable joie que là. Reprenez cette Bible (non pas la même, car je la garde pour moi), acceptez celle que je vous envoie, lisez-la chaque jour en implorant le Saint-esprit; et soyez assuré que bientôt vous trouverez mieux que Marie médiatrice: vous rencontrerez enfin Jésus, Dieu et Sauveur!
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